L'ouvrier, le journaliste, le militant de gauche, le laïc engagé
à fond dans son Eglise, pour son renouveau, l'ami profond, fidèle,
mais déroutant et exigeant : par quoi, comment commencer pour parler
de Georges Montaron ?
C'est que Montaron ne se " découpait pas en tranches ". Il
n'avait pas plusieurs facettes qui auraient été contradictoires,
sinon paradoxales. La tiédeur, la demi-mesure, il ne connaissait pas.
La virevolte non plus. L'entreprise, l'aventure, le risque, il en était
gourmand et friand. Il en devint même expert. Chez lui, y compris dans
les errances ou les faux-pas, inhérents à la condition humaine
et dont il fut loin d'être épargné, tout se tenait, tout
procédait d'une même expérience de Dieu, expérience
qui commandait à ses yeux un engagement de tous les instants et un certain
comportement.
Il n'y avait pas pour lui d'un côté le " politique ",
le " religieux ", le " social ". Il y avait la nécessité
absolue - " impérieuse " aurait-on dit dans le passé
- de vivre sa vie à plein, dans le respect des valeurs évangéliques.
Et son " Evangile à lui " c'était le Sermon sur la Montagne
qu'il fallait prendre et dans son esprit et dans sa lettre, c'était la
Résurrection, Jésus-Christ présent et agissant, parmi les
hommes, c'étaient le Bon Samaritain et toutes les paraboles. Sans doute
a-t-il connu le doute, mais il ne s'y attardait pas trop. Cette force de conviction
intime ne l'a pas porté non plus à vouloir se détacher
de son Eglise. C'était à ses yeux une mauvaise question. Il fallait
se battre à l'intérieur.
Mais à l'endroit de cette dernière, les critiques pleuvaient,
tant Montaron mesurait que c'étaient bien des hommes qui la dirigeaient,
cette Eglise souvent trop rigide et pas toujours assez universelle à
son goût.
Tout l'objet de Georges Montaron fut de faire rompre cette Eglise avec le conservatisme,
comme les aînés dont il voulait prolonger le travail - Lammennais,
Ozanam, Albert de Mun ou encore Marc Sangnier - avaient engagé l'Eglise,
en la bousculant au besoin, dans la rupture avec l'ordre établi ou avec
la royauté.
Il entendait, et l'histoire peut lui reconnaître cette spécificité,
concilier le christianisme et la gauche, comme dans la première moitié
du siècle d'autres sont parvenus à réconcilier l'Eglise
et la République. C'était peut-être une sorte d'utopie,
un idéalisme, d'autant qu'il ne s'agissait nullement en lui de créer
un " courant chrétien " dans la gauche. Mais c'était
sa fierté d'avoir fait accomplir de grands pas à la cause qu'il
défendait.
Montaron était un journaliste, c'est-à-dire un homme de communication,
de contact et d'écriture. Et bien rares sont ceux, dans toute l'histoire
de la presse française, qui peuvent se targuer d'avoir pu, chaque semaine
pendant tout un demi-siècle, exprimer un sentiment, définir une
position, lancer ou entretenir un débat - souvent polémique !
- comme il l'a fait. Cette longévité, à un niveau toujours
élevé, apparait comme une exception d'autant plus que Montaron
ne désertait aucun terrain, ne rechignait devant aucune tribune.
Il fut aussi un vrai " patron de presse ", écouté et
respecté et souvent attaqué, y compris par les tribunaux lorsqu'il
s'attaqua à la torture en Algérie. Il fut enfin syndicaliste :
président de 1977 à 1995 du Syndicat de la presse hebdomadaire
parisienne, qui regroupe une centaine de titres, très éloignés
souvent de l' " esprit Montaron ", mais indispensables à ses
yeux pour la liberté de la presse, la première des libertés.
Il a aussi été vice-président de la Fédération
nationale de la presse française.
Au départ, pourtant, il n'était pas journaliste. Mais depuis que
le père Pierre Chaillet, en 1948, l'a appelé pour diriger Témoignage
Chrétien, il l'est devenu, et un grand, comme en témoignent, dans
ce numéro, de grandes plumes de la presse française. Au départ,
il était ouvrier. Il n'était donc pas " homme d'affaires
" non plus. Il se révéla un gestionnaire efficace, en particulier
par l'achat de l'imprimerie d'Yvetot, dans les années 70, qui garantit
la survie économique et l'indépendance de son journal.
Georges Montaron est né le 10 avril 1921 dans la zone militaire - le
" bastion 61 ", dans le seizième arrondissement - qui entourait
Paris. Son père Philibert était ouvrier-imprimeur pour l'armée
et sa mère, Marthe, faisait du ménage pour les familles riches.
Très tôt, Georges ressentit dans sa chair l'injustice sociale et
voulut se mobiliser contre elle. Lorsqu'il a douze ans, il doit, avec les siens,
quitter le 16ème pour la Porte de Vanves.
Chaque jour il va à Auteuil, à l'Ecole primaire supérieure
Jean-Baptiste de Say, dont il obtiendra le diplôme. Il adhère alors
à la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et c'est une vie
de militant qui commence. Mais il faut travailler : il entre à l'usine
Aerazur d'Issy-les-Moulineaux, qui fabriquait des " saucisses ", les
ballons captifs qui protégeront contre les bombardements aériens
pendant la guerre. Il entre à la CGT puis, très vite, à
la CFTC et, c'est pour lui plus déterminant, à la JOC.
Il créé la section de la Porte de Vanves, soutenu par les jeunes
prêtres de la paroisse Notre-Dame du Rosaire. Cela l'enthousiasme. Mais
déjà aussi, il a d'autres passions, d'autres ouvertures. Par la
La Jeunesse Ouvrière, le journal de la JOC et par Temps Présent,
qu'il diffuse, il découvre les questions internationales, l'Allemagne
menaçante, l'URSS stalinienne, la guerre civile en Espagne. Sa conscience
est forgée.
La guerre survient. Montaron est un permanent de la JOC. Il organise des centres
pour jeunes chômeurs, puis il devient membre du secrétariat général
de la JOC, dont le fonctionnement est pour partie clandestin. Il rencontre à
Bruxelles le cardinal Cardjin, fondateur de la JOC et à plusieurs reprises,
à Paris, le cardinal Suhard, pour qui il a un respect filial, même
s'il lui reprochera son manque de combativité. 1943 : Montaron est réfractaire
au STO et entre, à la fin de l'année, dans la clandestinité.
C'est par le Courrier français du Témoignage Chrétien,
créé par le père Chaillet, qu'il découvre plus avant
la monstruosité du nazisme, comme idéologie.
Dès lors, Montaron est de plus en plus actif dans la Résistance.
Après guerre, il devient un permanent du MRP (Mouvement républicain
populaire). Mais ce travail, un peu bureaucrate dans un parti, au départ
à gauche mais qui s'orientait à droite, ne le comblait pas. C'est
avec enthousiasme qu'il accepte la proposition, fin 1948 de Chaillet, de rentrer
à TC, relancé avec ténacité après la guerre
par André Mandouze, mais depuis lors un peu en difficulté.
Peu auparavant, il avait épousé Josette, jociste. Ils ont vécu
ensemble 44 ans d'un grand amour.
" Chrétien de gauche " - il milite aussi à la Jeune
République, le parti créé par Marc Sangnier - exprimant
ses positions de façon affirmée, parfois tranchante, n'hésitant
pas à tancer l'épiscopat, sur les prêtres-ouvriers et surtout
l'ouverture de l'Eglise au monde du travail : tel s'impose Montaron, dans son
journal. Ses rapports avec la rédaction, et en particulier les rédacteurs
en chef, ne sont certes pas toujours faciles car Montaron est un homme d'action,
de décision, toujours exposé. Il a ses humeurs, ses préférences,
sa subjectivité à lui. Il aime qu'on lui résiste mais c'est
lui le patron, avec ses côtés autoritaires parfois mal ressentis.
Pour son journal, ou autour de son journal, ce sont dès lors, et pour
cinquante ans, une multitude de combats : pour la décolonisation, contre
la guerre d'Indochine, la guerre d'Algérie - notamment contre la torture
et contre l'OAS - contre la guerre du Vietnam, la guerre du Golfe, pour la décolonisation.
Les moments les plus forts : sans doute le Concile, dont plusieurs experts,
tels les pères Marie-Dominique Chenu - son véritable maître
à penser - et Yves Congar, étaient des familiers de TC. François
Biot écrivit lui très longtemps, de façon permanente, en
tant que théologien.
Montaron, comme laïc, peut être considéré comme un
des précurseurs du Concile. Il voulait une Eglise du " peuple de
Dieu ", avec une hiérarchie, un Pape - un rôle à repenser
à ses yeux ! - des évêques, plus proches des fidèles,
qui se déplacent vers eux et vers les incroyants, qui soient moins surs
d'eux, moins triomphalistes et plus à l'écoute.
La " monarchie vaticane " ne lui plaisait pas, même s'il y eut
plusieurs des successeurs de Pierre qu'il révérait : Léon
XII- Rerum novarum, les reconnaissances des droits sociaux -, Pie XI, qui condamna
l'Action française, Jean XXIII - Pacem in terris, l'ouverture du Concile
- et, sur de nombreux points aussi, Paul IV- Popularum progressio notamment,
premier Pape à avoir voyagé. Mais Montaron a toujours su se débrouiller
dans les labyrinthes vaticanais.
Sur Jean-Paul II, il avait un regard ouvert. Il y eut les bons côtés,
un charisme extraordinaire, la lutte pour la paix dans le Golfe. Mais aussi
un Pape pas assez cuménique et trop intransigeant sur les questions
morales. Et Montaron s'engagea à fond pour Mgr Jacques Gaillot, dont
il était proche.
Il y a aussi " les " causes qui font la spécificité
de Montaron. Tout d'abord la gauche. Montaron, en invitant les chrétiens
à choisir leur camp, dans le domaine politique, les pousse à gauche.
A gauche, c'est-à-dire dans les années 50 avec Mendès et
le Front républicain et dans les années 60 et 70 notamment à
épouser le combat de François Mitterrand. Montaron et Mitterrand
sont amis, même si le premier n'avait pas beaucoup apprécié
l'action du second comme ministre de l'Intérieur au déclenchement
de la guerre d'Algérie et comme Garde des Sceaux. Montaron, le chrétien,
séduisait Mitterrand, l'homme du doute, curieux des choses spirituelles
mais dubitatif sur l'apport spécifique des chrétiens à
la gauche.
A chaque élection Montaron appelle à voter pour Mitterrand ou
pour la gauche. Il se proclame d'un camp, il entend lui rester fidèle.
Pendant les événements de mai 1968 il appelle à la mobilisation
des " chrétiens dans la révolution ". La gauche, à
ses yeux, c'est défini : ce sont le PS, le PSU, le PC, les Verts et quelques
autres. Des hommes comme Jacques Delors, Pierre Bérégovoy et Michel
Rocard ont beaucoup appris de Montaron. Mais ce positionnement clair cela ne
l'empêcha en rien de garder sa liberté de jugement, son indépendance
d'esprit, en particulier contre Maastricht, qu'il dénonçait comme
une victoire de l' " Europe libérale ", contre " celle
des peuples ". Et non plus de garder de proches amis parmi les gaullistes
tels Edmond Michelet, Louis Terrenoire, Léo Hamon et dans une moindre
mesure, Michel Debré.
Avec les communistes, Montaron eut aussi une relation très riche et très
spécifique. Les débats théoriques et les mises en garde
idéologiques lui importaient peu. Il était un des seuls à
leur avoir parlé. Non pour énoncer qualités et défauts,
pour marquer des barrières, mais pour avancer. Il leur parlait avec amitié,
c'est-à-dire en les connaissant - comme ouvrier qu'il avait été
- les respectant, et sans stratégie de prosélytisme ou de conquête.
Il avait cette constante : les communistes devaient être intégrés
à la gauche, non pas tant pour ce qu'ils représentaient comme
force, comme tradition, que comme êtres humains, confrontés aux
réalités de la vie. Mais cela, bien sur - il ne liait pas de façon
systématique le PCF à l'histoire du communisme international -
ne l'empêcha en rien de condamner avec la plus grande véhémence
la situation faite aux chrétiens en URSS ou à l'Est (Budapest,
Prague et Kaboul).
Montaron fut aussi une figure de la décolonisation. Il fut l'ami de Mohammed
V, du Maroc, de Boumedienne Il lutta aussi contre l'apartheid et soutint les
peuples sud-américains, incarnés en particulier par Don Helder
Camara ou Camillo Torres. Il faisait plus que rendre compte des aspirations
des peuples colonisés. Il les épousait, les portait en lui.
Adversaire implacable de la torture qu'il dénonça, il s'insurgea
avec véhémence contre un certain préfet de Paris, Maurice
Papon, qu'il jugeait responsable des terribles violences qui ont suivi la manifestation
du 17 octobre 1961, puis celles du métro de Charonne. Nul ne sait comment
il aurait réagi au procès actuel de l'ancien secrétaire
général de la Préfecture de Bordeaux sous Vichy. Aurait-il,
comme Simone Veil, exprimé que le temps était désormais
plutôt de donner la parole aux historiens, même dans leurs désaccords,
plutôt que d'assouvir un sentiment qui peut s'apparenter à une
sorte de " vengeance ". Qu'aurait-il pensé du côté
pédagogique du procès, de ce qu'il a utilement appris sur Vichy
? Nul ne peut le dire. Ce qui est sur, c'est qu'il est faut de dire sur les
noyages et les sévices du 17 octobre 1961, évoqués à
Bordeaux " on ne savait pas " ou " on a fait l'impasse sur ces
événements " comme cela a été répété
à satiété récemment. Montaron et Hervé Bourges
- comme d'autres journalistes - ont su tout de suite, ont crié fort et
ont fait savoir dans les colonnes de TC.
Dans un cinglant éditorial du 29 décembre 1961, Montaron fustige
l'action de Papon depuis sa nomination, le 15 mars 1958, " homme à
tout faire " des basses besognes, qui " acceptait la torture "
et " couvrait les ratonnades ".
Il y eut aussi la Palestine. Louis Massignon, dans TC, s'était prononcé
contre le partage tel qu'il a été opéré. Il y avait
un risque de conflits ultérieurs et les guerres de 1948, 1956, 1967,
1973 et 1982 prouvent la pertinence de cette prédiction. Montaron eut
cette attitude unique dans la presse française - aujourd'hui, chacun
s'y conforme, mais il n'y a à cela plus de courage - d'être partisan
de deux Etats, un pour les Palestiniens, un pour les Israéliens.
Il avait sur ce sujet si sensible une approche précise. Il estimait que
l'histoire faisait peser - et c'était une injustice découlant
de la première - sur les Palestiniens les fautes commises en Europe "
chrétienne " contre les juifs. Pour lui, directeur du journal chrétien
français qui avait défendu les juifs pendant la guerre et lutté
pour la Résistance, la solidarité, l'amité avec les juifs
- une priorité absolue toute sa vie - n'impliquait pas une adhésion
morale ou intellectuelle au fait politique israélien. Il n'assimilait
pas " juifs " et " Israéliens ", ne cataloguait pas
ses amis juifs comme des personnes a priori pro-israéliennes. En outre,
il garda toujours le contact avec Israël et déjeunait volontiers
avec son ambassadeur à Paris.
Mais, à ses yeux, Israël trouverait toujours des amis. Sa "
mission " à lui, c'était de faire connaître la situation
des Palestiniens, musulmans et chrétiens. C'est pourquoi il organisa
à Beyrouth en 1970 une Conférence des chrétiens pour la
Palestine, qui permit une large prise de conscience.
Autre chose, Montaron fut un homme exposé, dans toute une longue vie
de débats, combats, conflits en tous genres. Mais c'était aussi
un homme qui aimait la vie, les joies familiales, le repas - dans un bon restaurant
si possible ! - partagé. Il se voulait libre. Un style d'hommes, incarné
dans des convictions, une foi, une ardeur, qui manque décidément
aujourd'hui.
Jean-Michel
CADIOT ,
ancien rédacteur de Témoignage Chrétien,
Directeur de Tribune 2000,
in
Tribune 2000, décembre 97
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