> Georges Montaron : un journaliste, un tribun, un ami par Jean-Michel Cadiot

L'ouvrier, le journaliste, le militant de gauche, le laïc engagé à fond dans son Eglise, pour son renouveau, l'ami profond, fidèle, mais déroutant et exigeant : par quoi, comment commencer pour parler de Georges Montaron ?
C'est que Montaron ne se " découpait pas en tranches ". Il n'avait pas plusieurs facettes qui auraient été contradictoires, sinon paradoxales. La tiédeur, la demi-mesure, il ne connaissait pas. La virevolte non plus. L'entreprise, l'aventure, le risque, il en était gourmand et friand. Il en devint même expert. Chez lui, y compris dans les errances ou les faux-pas, inhérents à la condition humaine et dont il fut loin d'être épargné, tout se tenait, tout procédait d'une même expérience de Dieu, expérience qui commandait à ses yeux un engagement de tous les instants et un certain comportement.

A l'intérieur

Il n'y avait pas pour lui d'un côté le " politique ", le " religieux ", le " social ". Il y avait la nécessité absolue - " impérieuse " aurait-on dit dans le passé - de vivre sa vie à plein, dans le respect des valeurs évangéliques. Et son " Evangile à lui " c'était le Sermon sur la Montagne qu'il fallait prendre et dans son esprit et dans sa lettre, c'était la Résurrection, Jésus-Christ présent et agissant, parmi les hommes, c'étaient le Bon Samaritain et toutes les paraboles. Sans doute a-t-il connu le doute, mais il ne s'y attardait pas trop. Cette force de conviction intime ne l'a pas porté non plus à vouloir se détacher de son Eglise. C'était à ses yeux une mauvaise question. Il fallait se battre à l'intérieur.
Mais à l'endroit de cette dernière, les critiques pleuvaient, tant Montaron mesurait que c'étaient bien des hommes qui la dirigeaient, cette Eglise souvent trop rigide et pas toujours assez universelle à son goût.
Tout l'objet de Georges Montaron fut de faire rompre cette Eglise avec le conservatisme, comme les aînés dont il voulait prolonger le travail - Lammennais, Ozanam, Albert de Mun ou encore Marc Sangnier - avaient engagé l'Eglise, en la bousculant au besoin, dans la rupture avec l'ordre établi ou avec la royauté.
Il entendait, et l'histoire peut lui reconnaître cette spécificité, concilier le christianisme et la gauche, comme dans la première moitié du siècle d'autres sont parvenus à réconcilier l'Eglise et la République. C'était peut-être une sorte d'utopie, un idéalisme, d'autant qu'il ne s'agissait nullement en lui de créer un " courant chrétien " dans la gauche. Mais c'était sa fierté d'avoir fait accomplir de grands pas à la cause qu'il défendait.

Un homme de contact

Montaron était un journaliste, c'est-à-dire un homme de communication, de contact et d'écriture. Et bien rares sont ceux, dans toute l'histoire de la presse française, qui peuvent se targuer d'avoir pu, chaque semaine pendant tout un demi-siècle, exprimer un sentiment, définir une position, lancer ou entretenir un débat - souvent polémique ! - comme il l'a fait. Cette longévité, à un niveau toujours élevé, apparait comme une exception d'autant plus que Montaron ne désertait aucun terrain, ne rechignait devant aucune tribune.
Il fut aussi un vrai " patron de presse ", écouté et respecté et souvent attaqué, y compris par les tribunaux lorsqu'il s'attaqua à la torture en Algérie. Il fut enfin syndicaliste : président de 1977 à 1995 du Syndicat de la presse hebdomadaire parisienne, qui regroupe une centaine de titres, très éloignés souvent de l' " esprit Montaron ", mais indispensables à ses yeux pour la liberté de la presse, la première des libertés. Il a aussi été vice-président de la Fédération nationale de la presse française.
Au départ, pourtant, il n'était pas journaliste. Mais depuis que le père Pierre Chaillet, en 1948, l'a appelé pour diriger Témoignage Chrétien, il l'est devenu, et un grand, comme en témoignent, dans ce numéro, de grandes plumes de la presse française. Au départ, il était ouvrier. Il n'était donc pas " homme d'affaires " non plus. Il se révéla un gestionnaire efficace, en particulier par l'achat de l'imprimerie d'Yvetot, dans les années 70, qui garantit la survie économique et l'indépendance de son journal.

Georges Montaron est né le 10 avril 1921 dans la zone militaire - le " bastion 61 ", dans le seizième arrondissement - qui entourait Paris. Son père Philibert était ouvrier-imprimeur pour l'armée et sa mère, Marthe, faisait du ménage pour les familles riches. Très tôt, Georges ressentit dans sa chair l'injustice sociale et voulut se mobiliser contre elle. Lorsqu'il a douze ans, il doit, avec les siens, quitter le 16ème pour la Porte de Vanves.
Chaque jour il va à Auteuil, à l'Ecole primaire supérieure Jean-Baptiste de Say, dont il obtiendra le diplôme. Il adhère alors à la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et c'est une vie de militant qui commence. Mais il faut travailler : il entre à l'usine Aerazur d'Issy-les-Moulineaux, qui fabriquait des " saucisses ", les ballons captifs qui protégeront contre les bombardements aériens pendant la guerre. Il entre à la CGT puis, très vite, à la CFTC et, c'est pour lui plus déterminant, à la JOC.

Le cardinal Cardjin

Il créé la section de la Porte de Vanves, soutenu par les jeunes prêtres de la paroisse Notre-Dame du Rosaire. Cela l'enthousiasme. Mais déjà aussi, il a d'autres passions, d'autres ouvertures. Par la La Jeunesse Ouvrière, le journal de la JOC et par Temps Présent, qu'il diffuse, il découvre les questions internationales, l'Allemagne menaçante, l'URSS stalinienne, la guerre civile en Espagne. Sa conscience est forgée.
La guerre survient. Montaron est un permanent de la JOC. Il organise des centres pour jeunes chômeurs, puis il devient membre du secrétariat général de la JOC, dont le fonctionnement est pour partie clandestin. Il rencontre à Bruxelles le cardinal Cardjin, fondateur de la JOC et à plusieurs reprises, à Paris, le cardinal Suhard, pour qui il a un respect filial, même s'il lui reprochera son manque de combativité. 1943 : Montaron est réfractaire au STO et entre, à la fin de l'année, dans la clandestinité. C'est par le Courrier français du Témoignage Chrétien, créé par le père Chaillet, qu'il découvre plus avant la monstruosité du nazisme, comme idéologie.
Dès lors, Montaron est de plus en plus actif dans la Résistance. Après guerre, il devient un permanent du MRP (Mouvement républicain populaire). Mais ce travail, un peu bureaucrate dans un parti, au départ à gauche mais qui s'orientait à droite, ne le comblait pas. C'est avec enthousiasme qu'il accepte la proposition, fin 1948 de Chaillet, de rentrer à TC, relancé avec ténacité après la guerre par André Mandouze, mais depuis lors un peu en difficulté.
Peu auparavant, il avait épousé Josette, jociste. Ils ont vécu ensemble 44 ans d'un grand amour.

Précurseur du Concile

" Chrétien de gauche " - il milite aussi à la Jeune République, le parti créé par Marc Sangnier - exprimant ses positions de façon affirmée, parfois tranchante, n'hésitant pas à tancer l'épiscopat, sur les prêtres-ouvriers et surtout l'ouverture de l'Eglise au monde du travail : tel s'impose Montaron, dans son journal. Ses rapports avec la rédaction, et en particulier les rédacteurs en chef, ne sont certes pas toujours faciles car Montaron est un homme d'action, de décision, toujours exposé. Il a ses humeurs, ses préférences, sa subjectivité à lui. Il aime qu'on lui résiste mais c'est lui le patron, avec ses côtés autoritaires parfois mal ressentis.
Pour son journal, ou autour de son journal, ce sont dès lors, et pour cinquante ans, une multitude de combats : pour la décolonisation, contre la guerre d'Indochine, la guerre d'Algérie - notamment contre la torture et contre l'OAS - contre la guerre du Vietnam, la guerre du Golfe, pour la décolonisation.

Les moments les plus forts : sans doute le Concile, dont plusieurs experts, tels les pères Marie-Dominique Chenu - son véritable maître à penser - et Yves Congar, étaient des familiers de TC. François Biot écrivit lui très longtemps, de façon permanente, en tant que théologien.
Montaron, comme laïc, peut être considéré comme un des précurseurs du Concile. Il voulait une Eglise du " peuple de Dieu ", avec une hiérarchie, un Pape - un rôle à repenser à ses yeux ! - des évêques, plus proches des fidèles, qui se déplacent vers eux et vers les incroyants, qui soient moins surs d'eux, moins triomphalistes et plus à l'écoute.
La " monarchie vaticane " ne lui plaisait pas, même s'il y eut plusieurs des successeurs de Pierre qu'il révérait : Léon XII- Rerum novarum, les reconnaissances des droits sociaux -, Pie XI, qui condamna l'Action française, Jean XXIII - Pacem in terris, l'ouverture du Concile - et, sur de nombreux points aussi, Paul IV- Popularum progressio notamment, premier Pape à avoir voyagé. Mais Montaron a toujours su se débrouiller dans les labyrinthes vaticanais.

La gauche

Sur Jean-Paul II, il avait un regard ouvert. Il y eut les bons côtés, un charisme extraordinaire, la lutte pour la paix dans le Golfe. Mais aussi un Pape pas assez œcuménique et trop intransigeant sur les questions morales. Et Montaron s'engagea à fond pour Mgr Jacques Gaillot, dont il était proche.
Il y a aussi " les " causes qui font la spécificité de Montaron. Tout d'abord la gauche. Montaron, en invitant les chrétiens à choisir leur camp, dans le domaine politique, les pousse à gauche.
A gauche, c'est-à-dire dans les années 50 avec Mendès et le Front républicain et dans les années 60 et 70 notamment à épouser le combat de François Mitterrand. Montaron et Mitterrand sont amis, même si le premier n'avait pas beaucoup apprécié l'action du second comme ministre de l'Intérieur au déclenchement de la guerre d'Algérie et comme Garde des Sceaux. Montaron, le chrétien, séduisait Mitterrand, l'homme du doute, curieux des choses spirituelles mais dubitatif sur l'apport spécifique des chrétiens à la gauche.
A chaque élection Montaron appelle à voter pour Mitterrand ou pour la gauche. Il se proclame d'un camp, il entend lui rester fidèle. Pendant les événements de mai 1968 il appelle à la mobilisation des " chrétiens dans la révolution ". La gauche, à ses yeux, c'est défini : ce sont le PS, le PSU, le PC, les Verts et quelques autres. Des hommes comme Jacques Delors, Pierre Bérégovoy et Michel Rocard ont beaucoup appris de Montaron. Mais ce positionnement clair cela ne l'empêcha en rien de garder sa liberté de jugement, son indépendance d'esprit, en particulier contre Maastricht, qu'il dénonçait comme une victoire de l' " Europe libérale ", contre " celle des peuples ". Et non plus de garder de proches amis parmi les gaullistes tels Edmond Michelet, Louis Terrenoire, Léo Hamon et dans une moindre mesure, Michel Debré.
Avec les communistes, Montaron eut aussi une relation très riche et très spécifique. Les débats théoriques et les mises en garde idéologiques lui importaient peu. Il était un des seuls à leur avoir parlé. Non pour énoncer qualités et défauts, pour marquer des barrières, mais pour avancer. Il leur parlait avec amitié, c'est-à-dire en les connaissant - comme ouvrier qu'il avait été - les respectant, et sans stratégie de prosélytisme ou de conquête.
Il avait cette constante : les communistes devaient être intégrés à la gauche, non pas tant pour ce qu'ils représentaient comme force, comme tradition, que comme êtres humains, confrontés aux réalités de la vie. Mais cela, bien sur - il ne liait pas de façon systématique le PCF à l'histoire du communisme international - ne l'empêcha en rien de condamner avec la plus grande véhémence la situation faite aux chrétiens en URSS ou à l'Est (Budapest, Prague et Kaboul).
Montaron fut aussi une figure de la décolonisation. Il fut l'ami de Mohammed V, du Maroc, de Boumedienne Il lutta aussi contre l'apartheid et soutint les peuples sud-américains, incarnés en particulier par Don Helder Camara ou Camillo Torres. Il faisait plus que rendre compte des aspirations des peuples colonisés. Il les épousait, les portait en lui.

Montaron contre Papon

Adversaire implacable de la torture qu'il dénonça, il s'insurgea avec véhémence contre un certain préfet de Paris, Maurice Papon, qu'il jugeait responsable des terribles violences qui ont suivi la manifestation du 17 octobre 1961, puis celles du métro de Charonne. Nul ne sait comment il aurait réagi au procès actuel de l'ancien secrétaire général de la Préfecture de Bordeaux sous Vichy. Aurait-il, comme Simone Veil, exprimé que le temps était désormais plutôt de donner la parole aux historiens, même dans leurs désaccords, plutôt que d'assouvir un sentiment qui peut s'apparenter à une sorte de " vengeance ". Qu'aurait-il pensé du côté pédagogique du procès, de ce qu'il a utilement appris sur Vichy ? Nul ne peut le dire. Ce qui est sur, c'est qu'il est faut de dire sur les noyages et les sévices du 17 octobre 1961, évoqués à Bordeaux " on ne savait pas " ou " on a fait l'impasse sur ces événements " comme cela a été répété à satiété récemment. Montaron et Hervé Bourges - comme d'autres journalistes - ont su tout de suite, ont crié fort et ont fait savoir dans les colonnes de TC.
Dans un cinglant éditorial du 29 décembre 1961, Montaron fustige l'action de Papon depuis sa nomination, le 15 mars 1958, " homme à tout faire " des basses besognes, qui " acceptait la torture " et " couvrait les ratonnades ".

Deux Etats

Il y eut aussi la Palestine. Louis Massignon, dans TC, s'était prononcé contre le partage tel qu'il a été opéré. Il y avait un risque de conflits ultérieurs et les guerres de 1948, 1956, 1967, 1973 et 1982 prouvent la pertinence de cette prédiction. Montaron eut cette attitude unique dans la presse française - aujourd'hui, chacun s'y conforme, mais il n'y a à cela plus de courage - d'être partisan de deux Etats, un pour les Palestiniens, un pour les Israéliens.
Il avait sur ce sujet si sensible une approche précise. Il estimait que l'histoire faisait peser - et c'était une injustice découlant de la première - sur les Palestiniens les fautes commises en Europe " chrétienne " contre les juifs. Pour lui, directeur du journal chrétien français qui avait défendu les juifs pendant la guerre et lutté pour la Résistance, la solidarité, l'amité avec les juifs - une priorité absolue toute sa vie - n'impliquait pas une adhésion morale ou intellectuelle au fait politique israélien. Il n'assimilait pas " juifs " et " Israéliens ", ne cataloguait pas ses amis juifs comme des personnes a priori pro-israéliennes. En outre, il garda toujours le contact avec Israël et déjeunait volontiers avec son ambassadeur à Paris.
Mais, à ses yeux, Israël trouverait toujours des amis. Sa " mission " à lui, c'était de faire connaître la situation des Palestiniens, musulmans et chrétiens. C'est pourquoi il organisa à Beyrouth en 1970 une Conférence des chrétiens pour la Palestine, qui permit une large prise de conscience.
Autre chose, Montaron fut un homme exposé, dans toute une longue vie de débats, combats, conflits en tous genres. Mais c'était aussi un homme qui aimait la vie, les joies familiales, le repas - dans un bon restaurant si possible ! - partagé. Il se voulait libre. Un style d'hommes, incarné dans des convictions, une foi, une ardeur, qui manque décidément aujourd'hui.

Jean-Michel CADIOT ,
ancien rédacteur de Témoignage Chrétien,
Directeur de Tribune 2000,
in Tribune 2000, décembre 97



Page d'accueil Biographie Livre d'OrSes écritsBibliographieRadio Télévision
Contacts
Copyright © 2006 Daniel Montaron
All rights reserved.
Haut
Cliquer pour reculer d'une page Cliquer pour avancer d'une page